L’université de Villetaneuse Paris XIII rend hommage début mai au philosophe Jacques Henriot, qui créa il y a 30 ans le DESS en sciences du jeu.
Une journée réservée aux chercheurs, qui jouent à guichets fermés le 4 mai, les
organisateurs ne s’attendant apparemment pas à un tel succès, et une journée de
retrouvailles entre ceux qui furent ses étudiants, de 1982 à 1987, et ceux qui
suivirent le DESS Master en Sciences du jeu quand il eut pris sa retraite. J'ai eu la chance de me demander, grâce à lui, deux ans durant, ce qu'est le jeu, et si l'on joue quand on ne sait pas qu'on joue...
Auteur de deux ouvrages, Le Jeu
et Sous couleur de jouer, Jacques
Henriot tente en effet de définir ce qu’est le jeu. Piaget, Freud, Wallon, parlent du
jeu de l’enfant, chacun croit savoir ce qu’est le jeu, mais de quoi
parle-t-on ?
« Le jeu est, en un premier sens, ce à quoi joue celui qui joue. (…) En un second sens, le jeu peut
être conçu comme ce que fait celui
qui joue. (…) En un sens ultime, le jeu est ce
qui fait que le joueur joue. » (Jacques HENRIOT, Le
jeu, Synonyme SOR, 1983, p. 17 et 18).
« Des choses nommées jeux »
Regardons le tableau de Bruegel, montrant à l’infini des enfants qui jouent. On peut dénombrer plus de
100 jeux, dont une bonne part peut être encore nommée, comme s’ils étaient intemporels : ceux-ci jouent avec
des objet que nous reconnaissons, cerceau, sabot (toupie entraînée par un
fouet), masque, flûte, cheval bâton, ceux-là jouent à saute-mouton, au cavalier
qu’il faut désarçonner, à cache-cache, à Colin Maillard, au mariage – ou
quelque cérémonie imaginaire… Nous retrouvons dans leur attitude des gestes,
des situations que nous nommons Jeux. Parce que ce qu’ils font ressemble à un jeu connu de nous, nous pouvons dire ce à quoi ils jouent. Mais poussant plus
loin le jeu de déchiffrage, nous restons perplexes devant certains groupes
d’enfants, dont nous nous demandons : à quoi jouent-ils ? Pourtant,
et malgré les visages qui n’expriment pas systématiquement de jubilation, nous
ne doutons pas qu’ils jouent.
C’est en observant « à la loupe » ce tableau que Jacques
Henriot nous entraîne dans son jeu.
« Dans le célèbre tableau de Bruegel, Jeux d’enfants, on peut voir une fillette accroupie, jupes
retroussées, qui, à ce qu’il paraît, ne se contente pas de faire semblant
d’uriner. Joue-t-elle et que fait-elle là ?
(…) Mais on peut faire tout de suite plusieurs remarques. D’abord, le
tableau s’intitule Jeux d’enfants. Tout
laisse donc supposer que le peintre a voulu n’y faire figurer que des comportements
dont il faut admettre, compte tenu des conventions, que ce sont des jeux.
Pourquoi cette fillette serait-elle là si elle ne jouait pas ? (…) Elle se
trouve à l’intérieur de l’espace
où l’on joue. Il faut ajouter que non loin d’elle, des enfants dansent, font
tourner des sabots avec des fouets, grimpent aux arbres, se
baignent dans la rivière. (…) En réalité, la distance ne fait rien à l’affaire,
puisque, dans le tableau, on joue à perte de vue, que ce soit à gauche (la
rivière, les arbres) ou à droite (la rue entre les maisons). On distingue des
groupes de plus en plus petits, qui semblent jouer à l’infini. On pourrait
presque avancer que, par définition, tous les enfants qui sont là sont en train
de jouer : ils jouent, puisque le peintre le dit.
En ce point, se renouvelle la question que je ne cesse d’aiguiser. Comme
la petite fille ne fait pas seulement semblant d’uriner, de quels éléments
dispose-t-on pour pouvoir dire qu’elle joue ? Si elle urinait purement
et simplement, elle se comporterait de la même façon. Elle ferait la même
chose. (…) Quand on observe du dehors une conduite, on doit distinguer deux
niveaux dans l’appréhension de sa signification (…) : ce que fait matériellement celui qui fait
quelque chose (il saute un ruisseau, ramasse du sable, enfonce des épingles
dans un bouchon) et ce qu’il fait en
le faisant (joue-t-il ?). Ce n’est pas la même chose, ainsi que l’observe
Piaget, que de sauter un ruisseau pour jouer et de le faire pour un tout autre
motif. Trace indécise laissée par un propos dont le sens est ailleurs, le
jouer est et n’est pas là où on croit le voir. Il s’incarne dans le geste, mais
tire son origine d’une pensée qui transcende le geste. (…) Le jouer n’existe
jamais qu’à la façon d’une conscience seconde. Réduplication du sens : on
saute un ruisseau et l’on joue ;
on ramasse du sable et l’on
joue ; Le déchiffreur de sens imagine plus qu’il ne perçoit. Le jeu ne se
voit pas, il se comprend. »
Jacques HENRIOT, Sous couleur de jouer. José Corti 1989, p.136.
Mais revenons à cette petite fille. Elle urine, bon. Elle joue, soit.
Mais à quoi ? Mon jeu à moi est d’imaginer la règle qu’elle s’est fixée,
le but du jeu : on connaît les défis que se lancent les petits garçons
dans une situation identique, mais elle ? Faire un petit ruisseau ?
Arroser des fourmis ? On a vu que dans ce tableau Bruegel a peint des
enfants jouant à l’infini, ils ne se contentent pas de jouer sur une place,
mais dans la nature en haut à gauche, et, surtout, à droite, dans cette ruelle
qui n’en finit pas. La diversité des jeux, et notamment ceux qu’on ne peut
nommer, ou qui semblent à la limite du jeu, comme cette fillette urinant, cette
autre enfonçant un bâton dans ce qui semble bien être une bouse de vache,
ceux-là s’étant emparés d’un malheureux pour un jeu de « tape-cul »
assez sadique, semble indiquer aussi que tout peut être jeu. C’est parce que le
joueur le décide que ce qu’il fait est un jeu.
D’où la difficulté de définir le jeu, qui peut être tout ou n’importe
quoi, partout, mais n’est rien sans la volonté du joueur, sans l’idée du jeu.
J'ai aimé lire ce billet sur un sujet dont tu nous avais déjà beaucoup (et bien) parlé en cours. Ce tableau est toujours aussi fascinant et un rappel des fondamentaux toujours bienvenu en ce qui me concerne.
RépondreSupprimerMerci !