mardi 26 juin 2018

Mes poupées berbères

Une histoire de famille(s)
Dans la maison de mes grands-parents paternels, il y avait une famille de poupées en bois. C'étaient des poupées marocaines taillées dans un bois de cèdre assez fragile, et je savais bien que pour de vrai ce n'étaient pas des poupées pour jouer. Mon grand-père, qui me passait beaucoup de choses, me laissait-il jouer avec, ou en ai-je seulement rêvé ? Je les aimais beaucoup parce qu'il y avait toute une famille, le père, la mère, la grand-mère, le fils et un homme noir qui devait être leur esclave; et parce que ces personnages étaient sexués, ce qui dans les années 50 ne manquait pas d'intérêt !
Dans la maison de  mes grands-parents maternels, j'ai retrouvé une autre famille en bois, père, mère, grand-mère et esclave, sans l'enfant. Similaires mais pas identiques.







Grâce aux tatouages des femmes, on reconnait qu'il s'agit de deux familles différentes, avec un même tatouage pour la mère et la grand-mère. Elles sont tatouées sur le visage et la poitrine, et, pour une de ces familles seulement, sur les bras.
Hommes, femmes et enfant ont les pieds et les mains rougis au henné. Les hommes portent la barbe, pas l'homme noir. Tous ont les pieds plats pour bien tenir debout, et les bras articulés grâce à un clou. Les membres de l'une des familles sont dévêtus, les autres sont habillés d'un tissu très léger, assez grossier, avec quelques broderies maladroites en coton, pour les femmes. Les deux grands-mères, voutées, ont le poing serré et troué,  on peut y glisser un bâton, sans lequel elles ne tiennent pas debout.


Poupées de représailles
J'ai trouvé par hasard la trace de telles poupées dans un petit guide du Musée du Quai Branly. Ce sont des poupées berbères. Non pour jouer, mais pour représenter "un être humain en particulier". Sculptée, peinte, à l'image d'une personne fautive, la statuette était présentée à tous dans le village pour jeter l'opprobre sur le (ou la) coupable, qui était exclu(e) de la société pendant quelques jours, puis réintégré(e) après avoir fait amende honorable. La"poupée de justice" était alors rendue au coupable, et détruite.
Qu'on étende la honte à toute la famille, au point de faire tailler par un artisan la grand-mère, l'enfant et même l'éventuel esclave, me parait étrange… Et si ce sont de simples statuettes à l'effigie de quelqu'un, pourquoi ces bras mobiles ?


Témoins de l'histoire berbère
Pourrait-on retrouver l'origine de ces poupées par les tatouages, dessins berbères caractéristiques ?
La présence française a-t-elle amené les Berbères à abandonner cette tradition (vers 1914 semble-t-il) et les artisans ont-ils reporté leur savoir-faire sur des objets à destination des occidentaux et des collectionneurs ?

C'est peut-être dans une exposition de produits artisanaux que mes grands-parents, fonctionnaires français, qui habitaient tous les quatre à Rabat  dans les années 1920, ont acquis ces poupées, qui ne sont ni des jouets ni des oeuvres d'art. Ou les auraient-ils "sauvées" alors que leur "propriétaire" (le fautif repenti) s'apprêtait à les brûler ?

Sources : Transmission, Guide d'exploration des collections Musée Quai Branly Jacques Chirac 2018