vendredi 30 janvier 2015

Les marionnettes impertinentes


Polichinelle, Guignol, Lafleur, Kasperl, Punch, Karagöz, Crasmagne… l’envie de vous parler de ces impertinents me tarabustait depuis un petit moment déjà… Comment ne pas penser à eux ces jours-ci ? Charlie et eux, c’est la même famille.

Guignol à Lyon, Ch’Lafleur en Picardie, Pierke à Anvers, Punch en Angleterre, Kasperl en Allemagne, Karagöz en Turquie, sont des personnages hauts en couleur qui représentent le peuple et disent sans vergogne les difficultés de la vie, les injustices, la lutte contre le patron, le gendarme et le propriétaire. Chaque région, chaque pays, chaque culture a sa marionnette impertinente, qui dit, et qui dénonce, et qui fait rire. 

Pulcinella, Polichinelle, Punch





D’Italie en France, en Belgique et en Angleterre, un bouffon bossu, grivois et porté sur la boisson, accompagne dans leurs voyages les saltimbanques qui l’animent, Pulcinella devient Polichinelle, Pouchenellen, Punchinello, Punch. Acteur masqué de la commedia dell arte ou ombre colorée, marionnette à gaine ou à fils, le drôle à deux bosses fait circuler l’impertinence à travers l’Europe entière. 
On trouve même à Punch un éventuel ancêtre en Perse, Pantcha, devenu Penj. Punch se fixe au 17ème siècle à Londres, épouse Judy, et se mesure au bourreau, au diable, au clown, au représentant de la loi. Il s’impose au milieu de ces personnages traditionnels britanniques. Il est drôle, truculent, et populaire. Mais rude et grinçant. 
Dans la commedia dell arte, Pulicinella se fait doubler par Arlequin, plus souple, plus coquin. 
Dans les spectacles de marionnettes qui circulent en France, Polichinelle rencontre d’autres concurrents au visage poupin, comme Guignol, qui lui volent la vedette. 

Guignolo, Guignol

Guignol et les couverts volés, lyonpoche.com
Guignol (qui tiendrait son nom d'un village italien) est un ouvrier, un canut, qui travaille la soie. Un petit gars du peuple en qui on se reconnaît volontiers, il est facétieux, il est culotté, et déterminé à ne pas se laisser faire, mais toujours dans la bonne humeur. Guignol le malin, le drôle, accompagné de son ami Gnafron, s’en prend au gendarme, au juge, à son propriétaire, parfois même à sa femme Madelon. 

Kasparek, Kasperl, Gaspard

Kasparek Loutka
En Tchéquie, Kasparek, un petit personnage de bois, rigolard, tient tête à la toute puissance austro-hongroise : les spectacles continuent à se dérouler en tchèque, malgré l’interdiction d’utiliser cette langue. Symbole de la résistance à l’envahisseur, la marionnette reste très présente à Prague, et chaque famille a son théâtre de marionnettes. 
Kasparek, c’est Kasperl en Allemagne et Gaspard à l’est de la France. Lui non plus ne s’en laisse pas conter. Son arme à lui aussi c’est le rire.

Karagöz, Karaghiosis, Caragousse



Karagöz, marionnette en ombre turque, ventrue et bossue comme Polichinelle, ne craint pas de faire rire avec son cinquième membre, qu’il utilise parfois comme un gourdin, parfois comme un sexe de taille imposante. 
Ainsi, le voilà bien embarrassé quand son meilleur ami, partant en voyage, lui confie sa femme. Karagöz ne trahit pas son ami et monte la garde devant la maison de la belle, mais cette beauté le met dans un tel état qu’il n’arrive pas à se coucher sur le ventre. Il finit par s’endormir sur le dos, toujours en érection, si bien qu’un homme qui cherche à attacher son cheval trouve ce piquet très pratique pour y passer le licol…Cette scène est racontée par Gérard de Nerval qui assista à ce spectacle en 1843,  dans Le Voyage en Orient.
Paradoxalement, son homologue grec, Karaghiosis, qui lui ressemble comme un frère, en moins obscène, exprime de toute sa verve la lutte contre les turcs.
Leur "cousin" d'Algérie Caragousse tient des propos patriotes et attaque l’autorité française de front, les spectacles de marionnettes Chagazill (ombres chinoises en arabe) se font interdire en Algérie par les français en 1841.

Distanciation et liberté 
Je pense qu’on peut ainsi trouver des personnages facétieux, impertinents, provocateurs, et toujours drôles dans tous les pays, sous forme de marionnette à gaine, à fil, à tige, en ombre. Quand la marionnette parle, ce n’est pas l’homme qui la manipule qui parle, elle a son autonomie et peut presque tout se permettre. Elle donne la distance nécessaire pour critiquer, tourner en dérision, défendre les droits des plus faibles, et, par le rire, amener à réfléchir. 

Détrônés par le cinéma puis la télévision, malmenés par la censure, ces personnages disparaissent peu à peu, les spectacles, vidés de leur truculence, ne s’adressent plus qu’aux enfants. Dans un roman paru en 2012, Je suis la marquise de Carabas, Lucile Bordes raconte la vie d’une troupe de marionnettistes itinérants, les Pitou, l’apparition du cinéma qui leur fait une cruelle concurrence jusqu'à la triste fin de Crasmagne, leur impertinent.

vendredi 16 janvier 2015

Charlie : peut-on jouer de tout ?



Exorciser la peur par le jeu
J’ai des amis ludothécaires qui ont été aux premières loges lors des prises d’otages, à Vincennes et à Dammartin. Leur réaction a été de sortir tout ce qu’ils avaient en PlayMobil policier, pompier, secours divers, hélicoptères et ambulances, pour que les enfants puissent librement  exprimer dans leurs jeux les angoisses et les émotions trop fortes. Bravo.

On aurait pu aussi – peut-être l’ont-ils fait - mettre en avant les déguisements de policiers et de docteurs. Encore faut-il accepter que les enfants introduisent alors dans leur jeu des très méchants, des armes, de la violence.

Peut-on jouer au terroriste ?
C’est là, peut-être, la différence entre un enfant et un adulte : non seulement nous n’aurions pas l’idée de jouer à être un terroriste, mais supporterions-nous de voir des enfants interpréter de tels personnages dans leur jeu ?  Je crois que je ne les laisserais pas faire, parce que cela me serait insupportable, mais je pense que j’aurais tort…Il est important de jouer avec la peur, avec la mort, pour apprivoiser ses angoisses.  Je milite pour le libre jeu, qui n’est pas le jeu sans règles. Mais j’avoue que je me pose des questions sur  la règle de ce jeu-là, si les enfants se lançaient dans une représentation de ce qu’ils ont pu voir et revoir dans les médias.

Marcher ou pas avec Charlie
On a vu bien des enfants marcher samedi ou dimanche dans les rues avec des panneaux « Je suis Charlie », cela devait s’apparenter à un grand jeu auquel « jouaient » tant de monde, tant d’adultes… Mais je connais une petite fille (ce n'est pas celle de la photo) qui y est allée de mauvaise grâce, et qui n’a pas voulu dire pourquoi. Ce qui s’est passé à l’école à ce propos, ce qu’a dit la maîtresse, nous n’en saurons rien. Elle ne veut pas en parler. Je me demande si elle n’a pas raison. C’est une façon de se défendre contre l’immense émotion ressentie par ses parents lors des attentats et contre l’angoisse qu’elle recevait en pleine face.  Vos horreurs d’adultes, non merci, je ne joue pas. Il faut aussi respecter ça. 
Marche pour Charlie à Rouen