jeudi 31 mai 2012

Jeu et formation, en classe de FLE


Lors des rencontres de Villetaneuse dont j’ai déjà parlé, quatre spécialistes de formation par le jeu présentaient leur travail. Qu’il s’agisse de formation pour adultes ou pour enfants, le jeu, cela m’a frappée, était synonyme pour eux de jeu de société.

J’ai eu l’occasion, comme formatrice pour adultes, d’utiliser des jeux de plateau faits « exprès pour » mais c’était d’un ennui… J’ai aussi pratiqué le « jeu cadre » qui permet de rendre un peu plus digestes des notions rébarbatives, à base de cartes et de messages à écrire, à choisir, à échanger… Bon, cela permettait de réveiller les stagiaires !

En revanche j’ai enseigné le Français Langue Etrangère à des personnes qui nous étaient envoyées par Pôle emploi, et là, oui, nous avons joué, mes stagiaires et moi, et j’ai envie de raconter quelques moments où nous nous sommes bien amusés (tout en progressant en français).

Je ne dessine pas si bien mais c'est sans importance

Le portrait robot (pour nommer les différents éléments du visage, du corps, les formes et les couleurs). J’étais le policier, les joueurs venaient porter plainte et décrivaient leur agresseur, au fur et à mesure je dessinais au tableau le portrait robot. Parfois les stagiaires choisissaient de décrire l’un d’eux, et il nous fallait le reconnaître. Le policier pouvait aussi être interprété par un autre étudiant, histoire de « travailler » la forme interrogative, en passant. Un peu de jeu de rôle, du dessin, et surtout une complicité entre nous qui venait du fait que je jouais aussi.

Les initiales et les abréviations. Que veut dire CAF, et ASSEDIC, et FLE ? Cet exercice s’adressait aussi bien à des « alpha » (débutant avec notre alphabet) qu’à des personnes un peu plus avancées quant à la lecture, mais qu’il s’agissait de familiariser avec nos codes et notre culture. Très vite, nous avons joué à inventer d’autres significations aux sigles. Cela avait commencé avec la RATP : Régie Autonome des Transports Parisiens. Pour se remettre de la leçon de vocabulaire aussi ardue qu’inutile, je leur lance : « Et les jours de grève, vous savez ce que ça veut dire RATP ? » (silence) Moi : « Rentre Avec Tes Pieds » Nouveau silence interrogatif, puis une de mes étudiantes ose : « Non mais là vous plaisantez, Catherine ? ». Soulagement général, et le jeu a démarré, chacun y allant de sa proposition. La leçon s’est poursuivie sur le chemin du retour. Tels les petits enfants qui déchiffrent dans la rue tout ce qu’ils peuvent lire, quand ils viennent d’être initiés à la magie de la lecture, mes grands élèves jouaient avec les enseignes rencontrées en route. Au cours suivant, nous en faisions un florilège débridé.

Tu et vous. Le bon usage de ces pronoms personnels n’est pas simple, et nous en avions fait un jeu. Si je démarre une formation fort respectueusement en vouvoyant les stagiaires et en les appelant Monsieur ou Madame, la connivence du jeu m’amène vite à les tutoyer et à les appeler par leur prénom, tout aussi respectueusement d’ailleurs. En revanche, je leur demandais d’en faire autant, dans les moments ludiques. Le jeu consistait donc à établir une règle du jour : aujourd’hui on se tutoie (je le faisais plus facilement que la plupart d’entre eux), aujourd’hui on se vouvoie (ah ! c’est moi qui avais du mal parfois !). Quand on se trompait un certain nombre de fois, on avait un gage, choisi par l’ensemble des étudiants. Nous sortions ainsi du « jeu de rôle », qui peut bloquer certaines personnes, et nous nous heurtions aux difficultés de la « politesse » en riant.

J’aimais bien utiliser aussi les rébus. Cela conduit à bien écouter, bien reproduire un son, mais s’il y avait dans mon groupe des dames maghrébines, ça ne marchait pas toujours, car certaines d’entre elles n’avaient jamais fait un dessin de leur vie et ne tenaient un crayon que pour écrire. 

Avec ceux qui étaient assez avancés pour étudier la grammaire, nous faisions une  collection d’exceptions. A mes débuts comme professeur de français, en Afrique, je demandais à mes élèves de me trouver un exemple qui illustre la leçon de grammaire, et il y avait toujours une exception qui faisait capoter la règle que je venais d’énoncer. J’étais toute jeune et je sentais bien que mes élèves se demandaient si j’étais vraiment compétente ! C’est ainsi que la collection a commencé, on  s’est mis à chercher des contre-exemples, des cas où ça ne marche pas, c’était bien plus drôle !

Dans ces groupes, régnait la bienveillance des personnes les unes envers les autres. Cela sautait aux yeux quand on choisissait un gage, il était adapté à la personne, mais ne la mettait pas en difficulté, ce n’était jamais méchant. En revanche il m’est arrivé de remplacer des enseignants de FLE impromptu, et je trouvais devant moi des personnes souvent très tendues et prêtes à se moquer, susceptibles et agressives, même. Sans doute étaient-elles excédées par l’absence d’un formateur, déroutées par ma pédagogie « pas sérieuse », mais peut-être aussi le jeu manquait-il à ces groupes, le jeu qui détendait, fédérait, et permettait ainsi d’atteindre plus vite son but : être à l’aise avec cette fichue langue !

mardi 22 mai 2012

Traduire Jacques Henriot : un défi à relever.


Deux journées – très différentes- étaient organisées par l’Université Paris XIII, les 4 et 5 mai 2012, pour fêter les 30 ans du DESS et rendre hommage à son créateur, Jacques Henriot – auteur de deux ouvrages, Le Jeu (1959) et Sous couleur de Jouer (1989).


Nous avions l’impressions d’avoir Raymond Devos devant nous
Le samedi, nous nous retrouvions entre anciens étudiants et enseignants. Jacques Henriot professeur, seule Christine Mathieu, responsable des ludothèques d’Orly, l’a évoqué. « Nous avions l’impressions d’avoir Raymond Devos devant nous » a-t-elle raconté, et c’est vrai. Mis à part que c’est un monsieur élancé et très élégant, c’était tout à fait ça. On en sourit encore, mais on en garde aussi une remise en question permanente de nos certitudes –dans nos métiers au moins. Quant au JEU, nous n’avons pas fini de nous interroger.

Le vendredi un colloque supervisé par Gilles Brougères et Elisabeth Delmas : neuf universitaires présentaient leurs travaux à l’aune de la pensée de Jacques Henriot
Les mots pour le dire
Jouant leur rôle de chercheurs, les intervenants avaient tendance à angliciser ou latiniser leurs propos : serious games, gamisation, gamification, ludification… Jacques Henriot, toujours courtois mais critique, en  aurait sans doute souri. On en oubliait le Jeu. Le Français a la particularité d’utiliser le même mot pour désigner le JEU comme objet (Je joue avec ÇA), comme pratique (Ça se joue comme ça) et comme attitude (Je JOUE, là). Utiliser PLAY ou GAME pour préciser de quoi l’on parle paraît donc utile, mais déjoue aussi la pensée de Jacques Henriot, qui s’appuie sur cette trilogie. Un philosophe ne joue-t-il pas toujours avec les mots ? De même l’homophonie entre Jouer, Jouet, Joué conduit-elle les orateurs à utiliser l’anglais, Play, toy, playing… Traduire Jacques Henriot paraît donc une gageure (1).
Sans parler du « jeu » au sens de distance, espace, mouvement, comme le jeu qu’il y a dans un mécanisme, dans une serrure, distance, espace, mouvement indispensables au Jeu selon Henriot.
Porte ayant du jeu cherche partenaire. 
Pierre Dac (petite annonce publiée dans L’Os à moelle, 1982, cité par Henriot)

« Le jeu n’est rien d’autre que ce que fait le joueur quand il joue » (Jacques Henriot)
Mathieu Triclot, de l’Université de Belfort Montbéliard, et Bernard Perron, de l’Université de Montréal, déplorent l’ignorance des écrits de Jacques Henriot dans les games studies, « qui se sont constituées sur une définition restrictive du jeu comme système de règles. »(M.Triclot). Il manquerait à la théorie du Game une théorie du Play, l’ ‘attitude ludique’.

Sous couleur de jouer, la gamification
Voilà nos chercheurs partis dans une réflexion, via les jeux Vidéo et les Serious Games, sur la gamification, où, sous couleur de jouer (sous prétexte de, avec l’apparence de jouer) on cherche à faire comprendre, à initier, à enseigner… Haydée Silva, de l’Université Autonome du Mexique, qui utilise le jeu dans la pédagogie des langues, s’en amuse, et s’en explique : « ‘Gamification’ serait pour certains ‘le buzz word de l’année 2010’. Né à la croisée des jeux vidéo et du marketing, ce néologisme désigne aujourd’hui l’élargissement du paradigme ludique à des domaines dont il est censé être habituellement exclu : travail, santé, éducation ». Joue-t-on alors ?



La gamification, c’est aussi l’utilisation d’une image de jeu, « La métaphore ludique » (c’est le sous-titre de Sous couleur de Jouer), pour décrire et comprendre le monde environnant. Le vocabulaire ludique est constamment utilisé dans la presse. Particulièrement  pour nos hommes politiques qui ‘jouent leur va-tout’, ‘perdent la première manche ‘, ‘jouent un double jeu’, sur ‘l’échiquier politique international’. Dans cette acception, il y a jeu car il y a règles, stratégie, but. Distance, aussi, certainement. Peut-être aussi parce qu’il y a duplicité, théâtralisation, rôle, voire tricherie. 
On ose espérer que nos représentants ne vont pas pour autant adopter ‘l’attitude ludique’, qu’ils ne sont ni dans le faire semblant ni hors de la réalité. Bref qu’ils ne se jouent pas de nous.

(1) On ne connaît qu’une seule traduction, de Le Jeu, et en japonais, selon Gilles Brougères. 


A lire à propos de Jacques Henriot, le travail de Sébastien GENVO :http://www.ludologique.com/wordpress/?p=271