vendredi 22 avril 2011

Dragons sans frontières

Drak, la marionnette de Lucia




Je reviens de Prague, où je m’initiais à l’art de fabriquer des marionnettes tchèques. Nous avons sculpté des dragons en bois, manipulés avec des fils, selon la tradition. En République Tchèque, les marionnettes sont encore très présentes,  presque toutes les familles possèdent un petit théâtre, ou du moins en possédaient un, avant l’avènement de la télévision. En effet, seuls spectacles à utiliser le tchèque lors de la domination autrichienne, les marionnettes  étaient devenues un symbole de la résistance et de l’identité tchèque. Mais les dragons ? 
Quand je disais que j’allais faire des marionnettes dragons, on me demandait si j’allais en Chine ou en Indonésie, on aurait pu dire en Scandinavie, en Egypte, en Inde, au Mexique ou au Canada… Si les marionnettes sont universelles, les dragons aussi. 

Cet imaginaire collectif, que nous partageons entre continents et entre générations depuis la nuit des temps, me fascine. Comment pouvons-nous inventer, tous, des êtres qui se ressemblent tellement, reptiles à pattes (2, 4, ou 6), amphibiens volants, énormes et effrayants, gardiens - bienveillants ou le plus souvent redoutables - mais gardiens à qui rien n’échappe, cracheurs de feu, griffus et dentus. Terrifiants ou protecteurs, puissants et pratiquement invincibles en tout cas.

On pense bien entendu aux dinosaures, ce serait si simple d’expliquer que ces animaux redoutables et spectaculaires ont tant impressionné les ancêtres de nos ancêtres que nous nous transmettons de générations en générations les histoires effrayantes de ces monstres. Comme on le fait du loup, dont les enfants aiment avoir peur dès qu’ils mettent un pied en forêt. Malheureusement ( ? ) c’est impossible, il y a un petit détail qui cloche, quelques millions d’années… Pas un humain du temps des dinosaures, n’en déplaise aux créationnistes (1). Que l’on retrouve des dessins préhistoriques évoquant des dinosaures prouve seulement que les dragons existent depuis fort longtemps !







Ce qui les caractérise, c’est d’être à la fois Serpent, Lézard, Ours, Chauve souris, Aigle, Taureau, Requin, un hybride invraisemblable d’animaux inquiétants. Avec une liberté de l’imagination qui permet de mélanger tout cela à l’envie. Le point commun, outre la taille monstrueuse et la puissance, c’est l’association de tous ces éléments menaçants : griffes et bec crochus,  dents pointues, langue fourchue, œil aux aguets, oreilles sensibles au moindre bruit, membres forts et rapides, peau écaillée, carapace invulnérable, ailes agiles, queue qui fouette… 

Cela me fait penser à un livre du Père Castor, Le jamais content, de Vassilissa et Romain Simon, l’histoire d’un poulet qui réclame à la Nature des pattes de canard, une queue de castor, un poil de loutre, etc, et devient à la fin un ornithorynque. Ainsi pourrait-il en être du dragon, simple serpent auquel on a ajouté des pattes, des dents, une crête, des ailes…

Sip (la flêche en tchèque) par Brieuc
Ma marionnette Blue
A chacun d’y mettre, peut-être, ce qu’il redoute le plus. Dis-moi comment est ton dragon, je te dirai qui tu es… C’est ce à quoi nous avons joué pendant 7 jours à Prague. Pour Drak et Blue d’une part, Noname et Sip d’autre part, nous sommes partis d’un même modèle de base, à chacun ensuite de décider du nombre de vertèbres dans le cou, de la taille des dents, de la forme du museau, etc, jusqu’à la couleur et, bien sûr, le nom !


A la découverte de l’histoire des dragons, j’ai répertorié un certain nombre de noms magnifiques : Apophis, Lindwurm, Fafnir, Ta zam-a, Tshingquow, Hiacchuckaluck, Angoub, Nidhogg, Piasa, Smaug… A les lire, on se croirait en plein jeu symbolique ! Et ce qui fait « jeu » aussi, parfois, c’est leur force colossale apparente associée à une certaine faiblesse, comme le dragon de Johan et Pirlouit, Fafnir (le nom du célèbre dragon scandinave), qui se laisse apprivoiser come un toutou, ou le gentil Elliot de Walt Disney. Celui-là fait fonction d’objet transitionnel, il accompagne les enfants malheureux, comme Peter, jusqu’à ce qu’ils se sentent mieux. Alors il part aider un autre enfant.




Tous les dragons du monde ont sans doute une fonction symbolique collective, soit qu’ils permettent d’extérioriser les angoisses, soit qu’ils les dédramatisent. Je me souviens d’une infirmière froide et cassante dont nous parlions, mes sœurs et moi, comme d’un dragon, afin, sans doute, de prendre de la distance par rapport à son comportement peu « humain ».

Monstres, ogres, sorcières, ont des fonctions identiques dans notre imaginaire collectif, mais le dragon a pour lui une richesse de possibles, qui permet de superbes créations artistiques : formes, couleurs, inventions diverses, en font un sujet privilégié pour les illustrateurs, les peintres, les sculpteurs.














  


A Prague, comme nous avions l’œil à l’affût,  nous avons rencontré de nombreuses représentations de St Georges terrassant le dragon, peintures, bronzes ou bas-reliefs. Dans ma région, où vécut François Premier, on trouve ici et là des murs décorés de salamandres,  son animal emblématique. A bien regarder, cette salamandre semble être en fait un dragon modèle réduit. Aussi décoratif, aussi ambigu (protecteur ou menaçant). Surtout, comme lui, capable de cracher du feu (et de l’éteindre), une propriété que le dragon ne semble partager avec aucun autre animal.
Et ce qui nous ramène à la préhistoire, au temps de la guerre du feu.


(1) cf  une "histoire des dragons" très documentée sensée nous mener à la conclusion qu'être humains et dinosaures se seraient rencontrés sur terre!!! http://www.allaboutcreation.org/Dragon-History.htm

vendredi 1 avril 2011

Poisson d’avril et vieux dictionnaires


Poissons de Chez Bogato
L’année dernière, m’attaquant au pourquoi et au comment des fêtes populaires et des jeux collectifs qui les accompagnent, j’ai cherché en vain la véridique histoire du poisson d’avril.
Je frétille du plaisir de vous faire partager une découverte de ma sœur Martine Nouvel, que j’avais consultée alors. S’étant plongée dans ses dictionnaires, elle en a pêché de belles : à l’instar de Laurent Lemire qui publie le 1er avril 2010 « Maquereau d’avril », elle avait fait le lien entre poisson d’avril et maquereau. Le maquereau, comme le hareng, étant un poisson abondant en avril d’une part, et d’autre part un personnage trouble, un trompeur, un attrapeur.

"Traditionnellement, le maquereau était désigné comme le poisson d’avril. Et le mois d’avril, saison privilégiée de la pêche au maquereau, correspondait au début du printemps propice, c’est ce qu’on disait alors, aux amours illégitimes. Reste que le rapport entre le poisson d’avril « maquereau » et le poisson d’avril « farce faite le 1er avril » reste difficile à expliquer.
(Laurent Lemire)


Et Martine, elle, m'écrit :




Je laisse de côté le pourquoi du comment de cet usage ancien, à propos duquel il y a moult infos et hypothèses ici et là,en particilier sur Wikipedia. Bien entendu, c'est surtout le nom qui m'intrigue, "poisson d'avril", et cet usage d'accrocher un poisson dans le dos... parce que ça, c'est français, semble-t-il, alors que les blagues, façon "fête des fous" ou carnaval, c'est assez répandu en Europe et ailleurs. Il y a des explications, ou des hypothèses, ici et là, sur "poisson d'avril", plus ou moins convaincantes. Par exemple, je ne crois pas trop à l'idée que poisson= carême,ou que poisson= ichtus,et que c'est donc un symbole chrétien. Parce que rien ne me paraît très "chrétien" dans l'usage du poisson d'avril, et parce que d'autres pays chrétiens, qui "jouent" au 1er avril, ignorent (au départ,sinon aujourd'hui) le "poisson d'avril". 

Pour moi, donc, la réponse est bien dans le nom même de "poisson d'avril" ; bon,ce n'est pas un scoop ! j'ai trouvé ça toute seule,mais je ne suis pas la seule à avoir eu cette idée. Mais "les autres" se contentent de se copier les uns les autres,ou de copier les dictionnaires et leurs citations; j'ai essayé d'aller plus loin, et si Robert, via Littré, cite St Simon,je suis allée voir St Simon pour avoir une citation moins tronquée,et du coup plus significative.  Bon, rien de bien extraordinaire, mais ça donne ça :
- à la fin du XVIIè siècle,si on dit "poisson d'avril"..on pense "maquereau" (cf.Richelet,1680  -le + ancien des dictionnaires de langue française ; et Furetière,1690, qui a beaucoup copié Richelet, en le développant)
"On appelle poisson d'avril un poisson de figure longue et menue, dont on fait une pêche fort abondante en cette saison, qu'on nomme autrement maquereau",écrit Furetière, qui continue (Richelet dit juste:"on appelle un maquereau un poisson d'avril") : "Et parce qu'on appelle du même nom les entremetteurs des amours illicites, cela est cause qu'on nomme aussi ces gens-là poissons d'avril."
Plus tard,d'autres dictionnaires donnent la même information ; cf.Boiste ,1800  : poisson d'avril = maquereau. fig. qui prostitue . démarche inutile qui fait moquer,attrape;(popul.)   ou encore Landais, 1854 : " on appelle poisson d'avril une espèce de jeu populaire qui n'a lieu que le 1er jour du mois d'avril. Il consiste à faire accroire à quelqu'un quelque fausse nouvelle,ou à lui faire faire quelque démarche inutile, pour avoir occasion de se moquer de lui: on lui a donné un poisson d'avril. "

 Une de ces moqueries pouvait consister à accrocher un "poisson d'avril" dans le dos de quelqu'un, ce qui revenait à se moquer de lui,en le traitant de "maquereau", avec un sens injurieux, mais plus "doux" que le terme de "maquereau = souteneur" que le mot a aujourd'hui. Un "poisson d'avril", ce pouvait être un entremetteur, un messager des "amours illicites", dont l'activité battait son plein en avril, saison des amours..
 "La Rivière,qui avait un laquais et un petit poisson d'avril qui lui tenait le bureau et épiait les allées et venues de son voisin.." ( Noël du Fail , cité par Littré ).
  - dans une lettre du 24 avril 1811,Paul-Louis Courier (1772-1825,écrivain et pampletaire) raconte un "poisson d'avril" dont il a été la "victime" , le 1er avril 1811 ( tout juste 2 siècles !)  à Rome : "Je reçois avis l'autre jour qu'un monsieur venant de Paris m'apportait un paquet de la part de M.Clavier.Je cours où l'on m'indiquait, c'était à l'autre bout de la ville ; j'y vais,on se met à rire,et on me dit "poisson d'avril". Or, imaginez que la veille j'expliquais à ces bonnes gens , à ceux-mêmes qui m'ont joué ce tour-là, ce que c'est chez nous que "poisson d'avril" ; et ils ne comprenaient pas qu'on pût y être attrapé, sachant d'avance le jour.Il faut,disaient-ils, que vos Français soient bien étourdis.Vous pensez bien qu'on n'en doute plus après cette épreuve. " ( dommage qu'on n'ait pas les explications de P-L.Courier !)

  - autre anecdote,rapportée partiellement par Littré,et que j'ai pu compléter en allant à la source,dans les Mémoires de St Simon , tome 9,chapitre III ,1711 . ( 3 siècles !) :
 (L'Electeur de Cologne aimait dire la messe) .. "et il aimait même à prêcher,et on peut juger comme il prêchait.Il s'avisa un premier jour d'avril de monter en chaire ; il y avait envoyé inviter tout ce qui était à Valenciennes, et l'église était toute remplie.L'électeur parut en chaire,regarda la compagnie de tous côtés, puis tout à coup se prit à crier : "poisson d'avril ! poisson d'avril !"..et sa musique avec force trompettes et timballes à lui répondre. Lui cependant fit le plongeon et s'en alla. Voilà des plaisanteries allemandes, et de prince, dont l'assistance, qui en rit fort, ne laissa pas bien d'être étonnée. "
 cette anecdote illustre chez Littré (1863-1873) l'article "poisson d'avril" :  " Donner un poisson d'avril à quelqu'un,faire tomber quelqu'un,le 1er jour d'avril,dans quelque piège ridicule "(Martine Hardy Nouvel)

Voilà la suite : « J’en étais restée, dit Martine, à mon idée que "le poisson d'avril est un maquereau", mais quand je me suis demandé pourquoi on avait pris le nom de ce pauvre poisson pour désigner ce vilain personnage, le maquereau, j'ai été très surprise d'apprendre , de source sûre (dictionnaire étymologique Bloch-Wartburg), que c'est l'inverse : le vilain monsieur existe, sous ce nom de "maquereau" (origine néerlandaise) depuis le XIIè siècle ; et le poisson juste après, semble-t-il, et parce que selon une croyance populaire, ce poisson d'avril joue le rôle d'entremetteur lors des grandes migrations de harengs qu'il accompagne : il contribue au rapprochement des mâles et des femelles. »

Le poisson d’avril, encore un symbole de fertilité et d’amour, donc ?
Mais pourquoi dans le dos ? Quel rapport avec les farces ? Un poisson dans le dos comme on fait « un enfant dans le dos » ? Ou comme des cornes au front ?
Bon, les chercheurs, rendez-vous pour la suite le 1er avril 2012 ! le 1er avril

En revenant fourbu de la pêche à la ligne
Je les surprends tout nus dans leurs débordements
Conseillez-leur le port de la feuille de vigne
Ils s'y refuseront avec entêtement

Souiller mon lit nuptial, est-c' que ça les empêche
De garder les dehors de la civilité ?
Qu'on me demande au moins si j'ai fait bonne pêche
Qu'on daigne s'enquérir enfin de ma santé

De grâce, un minimum d'attentions délicates
Pour ce pauvre mari qu'on couvre de safran
Le cocu, d'ordinaire, on le choie, on le gâte
On est en fin de compte un peu de ses parents
(...)

Partager sa moitié, est-c' que cela comporte
Que l'on partage aussi la chère et la boisson ?
Je suis presque obligé de les mettre à la porte
Et bien content s'ils n'emportent pas mes poissons

Georges Brassens