À quoi vous jouez ? On joue à être
C’est avec Cécile, Sandrine, Benjamin, et tous les cousins qui les ont suivis dans leurs aventures, que j’ai découvert ce concept. Non pas ce jeu, car j’étais moi-même, enfant, toujours prête à revêtir un costume, jouer une saynète, inventer une histoire, faire semblant de, interpréter des personnages. Avec mes compagnons de jeu, nous avions différents noms de jeux, selon qu’on jouait au voyage, à la guerre ou à l’école, au spectacle ou au magasin. Mais nous ne savions pas que nous jouions à être.
Ces jeux d’imitation, de rôle, de mise en scène, Piaget les désigne sous le nom de Jeux symboliques. Ce concept englobe à la fois les jeux de faire semblant, comme lorsque les enfants vous invitent dans leur « restaurant », et les jeux avec les petits univers, maisons de poupées, Playmobil ou ferme miniature. Pour lui, ce sont essentiellement les jeux des enfants de 18 mois à 6 ans, cette tranche d’âge étant très souple bien entendu. Peu à peu, les jeux symboliques laissent la place à ce que Piaget appelle les jeux de règles ou jeux de société. Je dis peu à peu car c’est souvent les petits accessoires qui donnent envie de jouer, plus peut-être que la règle énoncée ou l’envie de gagner. On aime le Verger à cause des petits paniers à remplir de fruits en bois, le Cluedo à cause des personnages qui vont du bureau à la salle à manger, et des armes minuscules, et Risk parce qu’on déplace de petites armées sur la carte du monde. En grandissant, les joueurs, s’ils prennent encore plaisir à manipuler des pièces ou à contempler des cartes joliment illustrées, apprécient surtout les jeux organisés autour d’une règle fixe, fixée d’avance.
Tandis que les règles, car il y a des règles, quand on joue à être, sont données au début de chaque jeu, énoncées en toutes lettres ou implicites, et peuvent être renouvelées, modifiées, à chaque jeu nouveau. Si par exemple on joue au Papa et à la Maman, le Papa ne peut pas cesser d’être un homme, ni la Maman une femme. Leurs rôles sont définis a priori, et souvent plus conventionnels qu’à la maison. On ne peut pas en changer sans briser le jeu. Mais il faudra à chaque jeu dire qui est le Papa et qui est la Maman.
Les jeux de faire semblant peuvent se passer du langage, un enfant qui ne sait pas encore parler peut jouer à faire semblant de manger, faire semblant de nourrir son ours, faire semblant d’avoir peur quand moi je fais semblant de lui dévorer le pied (s’il n’avait pas compris que « c’est pour jouer » il ne tendrait pas son pied à nouveau vers moi pour que je le « mange » encore !).
Cependant plus l’enfant maîtrise le langage, plus riches sont ses jeux d’imagination. Les enfants manient tous, assez rapidement, la grammaire pour énoncer : « On serait des enfants abandonnés, on habiterait dans un château, tu serais un policier »… .Le conditionnel est le temps du jeu Symbolique. Ni passé ni futur, juste hors du temps et du réel.
A quoi s’ajoute la distance du dire : « On dirait qu’on serait dans un vaisseau spatial ». On va faire comme si parce qu’on l’a dit. C’est une histoire qu’on raconte.
Jodie, qui a 3 ans mais déjà une grande culture, car elle est gourmande de littérature enfantine, commente ses jeux, ou les explique aux adultes en énonçant le titre de son jeu : « ça s’appelle : Le Père Noël va prendre son bain» ou « ça s’appelle : Babar cherche la bagarre » Il y a de quoi faire un florilège de tous ses titres de jeux, tant son imagination est débordante. Ce titre, comme le conditionnel, met une distance entre le joueur et son jeu. On sait bien que ce n’est pas vrai.
Parfois, le jeu comme les peintures qui montrent un dessin dans un autre dessin, en abîme, devient un jeu dans le jeu, dans le jeu… La grand-mère de Jodie l’observe berçant tendrement un petit coussin cylindrique, le câlinant, lui parlant gentiment.. - Qui est-ce ?
-C'est un bébé déguisé en caillou. Allez viens, mon petit.. "
L’enfant, même très jeune, est capable de se regarder jouer et de jouer comme au second degré.
J’en ai plusieurs fois vu la preuve avec des enfants qui faisaient semblant de dormir. Dans le jeu, cela donnait : « ça serait la nuit et je serais en train de dormir… Ron Pschitt, ron pschitt »… L’enfant ferme très fort les yeux et imite la respiration de la personne endormie. En revanche, s’il veut faire croire qu’il dort quand les parents viennent vérifier que tout le monde est couché, ils sait très bien tromper son monde : ni ronflements ni grimaces, un petit enfant tout détendu et parfaitement innocent ! Ainsi, lorsque revenant d’une journée à la campagne mes enfants voyaient la voiture approcher de la maison, ils « s’endormaient profondément», pas de chance pour les parents obligés de les porter ensommeillés jusqu’à leur lit… Ce n’est que quelques années plus tard qu’ils m’ont avoué qu’ils faisaient semblant. Le jeu, coquin mais tendre, était de se faire porter sans que les parents ne s’aperçoivent de la supercherie, et « ça » ne se jouait pas du tout de la même façon !
Sur de nombreuses photos de moi petite fille, j’ai une poupée dans les bras. Je ne suis pas en train de jouer à la poupée, la photo a plutôt été prise lors d’une promenade, d’un goûter dans le jardin, d’une réunion de famille. On voit bien que je me séparais rarement de ma poupée du moment, mais comme une maman de son enfant. Avec ma poupée sous le bras, je pouvais aller au marché ou pousser des voitures. Une fois glissée dans mon personnage de maman, je pouvais jouer à autre chose, en même temps.
Lorsque j’entrais ainsi dans mon rôle de petite maman, je ne crois pas que j’aurais répondu « Je joue à la poupée » si quelqu’un m’avait demandé « À quoi tu joues ? ». J’aurais même sans doute trouvé la question vraiment bizarre. Alors qu’à d’autres moments, je décidais de jouer à la poupée, j’installais leurs lits, leurs jouets, je les grondais ou les consolais, je faisais la maîtresse. À Noël je leur faisais un arbre de Noël, avec des cadeaux, et je jouais aux poupées qui jouaient avec leurs cadeaux, leurs poupées… Jeu en abîme une fois encore.
À la ludothèque, on voit souvent des enfants revêtir un costume, dès leur arrivée, et une fois habillés en princesse ou en pompier s’asseoir à table avec d’autres enfants pour partager un jeu de société. Ils ne sont pas vraiment « dans la peau de leur personnage » mais pas tout à fait eux-mêmes non plus, ils ont peut-être revêtu leur costume d’ enfant à la ludothèque, d’enfant qui est là pour jouer. Quand viendra l’heure de rentrer chez eux, ils changeront de tenue aussi naturellement et quitteront leur personnage en même temps qu’ils quitteront les lieux.
Dans L’être et le néant, Sartre donne l’exemple du garçon de café qui "joue à être garçon de café". « Il en a revêtu le costume, il en prend les attitudes, le langage. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. » Sans doute joue-t-il ce rôle, mais est-il en train de jouer, dirait-il qu’il joue ? Commence-t-il sa journée au conditionnel (Je serais garçon de café ?)
De même les adolescents que nous montre Jacques Henriot, dans son film Le Jeu en miettes : « Ils jouent aux cartes. Et ils jouent à être des joueurs de cartes. ». On pourrait en dire autant de César et Panisse dans le Marius de Pagnol. Mais diraient-ils : «C’est l’histoire d’une partie de carte », ou « ça s’appelle les joueurs de cartes » ?
Si Jouer à être n’est pas l’apanage des petits enfants, il est clair que les « grands », en tout cas, ne savent pas qu’ils jouent. Ils jouent à être, mais ils ne le font pas exprès !
Les champions toutes catégories du jeu de faire semblant, par la liberté, l’imagination sans limite qu’ils mettent au jeu, et par la conscience qu’ils en ont, ce sont les jeunes enfants, qui, bien mieux que les adultes, semblent maîtriser les nuances entre le réel, l’imaginaire, le vrai, le faux et s’en jouer avec bonheur.