dimanche 7 juin 2015

Mon Grec à moi


C'était avant 68, mais ça n'a pas tellement changé. Je suis de la génération "collège unique". Bonne élève donc inscrite en "classique", avec de l'anglais et du latin dès la 6ème, c'est à l'entrée en 4ème que j'ai choisi de faire du grec.




Une langue morte comme deuxième langue vivante
Dans le collège de banlieue dans lequel j'étais inscrite, on avait le choix entre deux langues vivantes : espagnol ou allemand. Je n'avais pas envie de faire de l'allemand, j'étais bien plus attirée par l'espagnol, mais les enseignants m'estimaient trop bonne élève pour faire de l'espagnol ! On m'a proposé le grec, le grec ancien, pas le moderne.

Helléniste, pour faire ma maligne
C'était flatteur. Je ferais partie de l'élite ! D'une famille plutôt intello mais atypique car ma mère était scientifique et mon père littéraire, j'avais un grand-père qui me donnait depuis ma tendre enfance un petit nom grec, "Taumazoméné" (celle que j'admire, ah la la), et une grande soeur agrégée de grammaire, j'accédais au cénacle ! 
Gamine de 12 ans, je me rêvais vétérinaire (mais vétérinaire de cirque, pour voyager…) et m'imaginais faciliter mes futures études médicales grâce à l'étymologie. Plus que tout, c'est l'alphabet de ce langage codé qui m'attirait.




En fait, j'ai pris le grec comme un jeu
Je ne me suis pas amusée tous les jours avec les déclinaisons, les conjugaisons, le vocabulaire, les thèmes et les versions. Mais j'ai pris plaisir à utiliser cette écriture que les autres ne savaient pas lire. Et à déchiffrer ces textes, comme aujourd'hui je joue au mots croisés ou au Sudoku. Avec la complicité de mon père ou de ma soeur prof, faire marcher mes neurones, résoudre des énigmes. 

Où qu’est la bonne Pauline ? Elle pisse et fait caca
Après 5 ans de grec au lycée, il me reste quelques bribes de Xenophon : quand j'arrive en bord de mer, je crie "Thalassa ! Thalassa !" en souvenir  de l'Anabase , et la seule phrase complète qui me revienne est la fameuse Ouk Elabon Polin, Elpîs ephe kacha, dont je viens de retrouver la traduction : Ils ne prirent pas la ville, car attendre et espérer sont toujours de mauvais conseil.

Le Dyscolos, une comédie de Ménandre

Quand on est 12 élèves dans une classe, et plutôt bons élèves quoique fort dissipés si je me souviens bien, on peut se permettre de belles échappées. Le prof de grec fut ravi de nous voir nous passionner pour une comédie grecque, dont Molière s'inspira pour écrire le Misanthrope, et en faire un spectacle, avec la petite "troupe" que nous avions montée au lycée. Mais en version française, bien sûr, version revue pour la scène par ma grande soeur qui réécrivit toutes les répliques.
Nous étions en seconde, et nous avons passé de très bons moments à fabriquer des masques, nous inspirant de la tradition antique, à confectionner des décors, à répartir les rôles, pour que chacun puisse y figurer : le vieux misanthrope, personnage clé du Dyscolos (en français, L' Atrabilaire, ou Le Bourru), sa fille et le jeune homme qui en est amoureux, les demi-frère et soeur, les servantes, et le dieu Pan que j'interprétais sans vergogne, jeune lycéenne de 15 ans, cachée derrière mon masque, pas tout à fait consciente de l'énormité du contremploi. 

Le prof avait bien essayé de me dissuader de tenir ce rôle, mais devant sa classe d'ados il n'était pas à l'aise pour raconter les turpitudes des dieux grecs, et c'est bien dommage car c'est quand même ce que je préfère dans la Grèce antique. Il était là pour nous enseigner la langue, pas pour nous raconter des histoires… 




"Joue et tu deviendras sérieux" (Aristote)
Pas besoin de faire du grec pour découvrir les dieux de l'Olympe, ni pour adorer l'Iliade et l'Odyssée. 
Ni pour se régaler à la lecture des Oiseaux, de La Paix ou de l'Assemblée des femmes d'Aristophane. 
Ni pour découvrir la pensée dAristote dans sa Politique, où jeu et travail sont complémentaires et inséparables. Le jeu est indispensable pour travailler sérieusement, dit-il. Et réciproquement, l'étude pour bien jouer et avoir de bons loisirs.

Ce qui est bien, c'est que ça ne sert à rien
Étudier les langues mortes, ça ne permet pas de lire les auteurs dans le texte. Et dans la vie, ça ne sert à rien. Mais ça fait marcher les méninges, et ça vous encourage sans doute vers le rêve, la lecture, la réflexion. La culture.

Dès l'école maternelle, on voudrait maintenant que l'enseignement soit utile à l'enfant, qu'il le prépare déjà à un emploi et lui évite les affres du chômage. Adieu poésie, philosophie, dessin, musique, humour.

La plupart des gens qui s'expriment contre la réforme des collèges, pour la défense des humanités, ils l'ont à la maison, la culture. Pour leurs enfants, le latin et le grec qu'ils réclament, cela sert surtout à les maintenir dans des classes privilégiées.

Pour d'autres, la question est culturelle. Il faut maintenir les langues mortes en vie parce qu'elles sont la base de la culture occidentale. Le latin, ce n'est pas à la maison, ni à la télé, ni sur Internet, ni même à l'église qu'on l'entend encore. Donc, le garder à l'école ? D'accord, mais alors pour tous les enfants…

Allons plus loin dans la réforme du collège
"L'échec des plus pauvres est préparé par les options" écrivent Marie-Aleth Grard et Jean-Paul Delahaye, dans Le Monde du 3 juin 2015, défendant la réforme qui doit mener à plus d'égalité entre les collégiens. Auteure d'Une école de la réussite pour tous, Marie-Aleth Grard affirme que tous les élèves pourront faire du latin dès la 5ème. 
Tous pourront, mais tous ne le feront pas. D'un côté les "classiques", de l'autre, encore, les "modernes" ?